Chip Zdarsky – Sex criminals

Avec un titre aussi ambigu, ce comics ne pouvait pas vraiment passer inaperçu. Mais il n’était pas évident d’y trouver une formidable histoire mixant romance, cavale criminelle et comédie sexy.

C’est pourtant le pari réussi par le scénariste Matt Fraction et le dessinateur Chip Zdarsky avec cette série en 31 épisodes publiée de 2013 à 2020 par Image Comics (et en France chez Glénat comics).

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

Une histoire de temps et de plaisir

Suzie est une jeune bibliothécaire qui s’est découverte, à l’adolescence, un étrange pouvoir : celui de figer le temps lorsqu’elle a un orgasme ! Au fil de ses expériences sexuelles, elle s’amuse de cette singularité mais finit aussi par s’en lasser.

Jusqu’au jour où elle rencontre John, un employé de banque qui se rêve acteur. Ils accrochent immédiatement et ne vont plus se quitter.

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

Mais alors que les deux finissent la nuit ensemble, Suzie réalise que John possède le même pouvoir qu’elle. Ils sont donc les deux seuls à pouvoir continuer à vivre normalement quand leurs orgasmes respectifs figent le temps.

De fil en aiguille, ils vont avoir l’idée d’utiliser ce don inhabituel pour braquer la banque où travaille John afin de récupérer l’argent nécessaire au sauvetage de la librairie de Suzie. Mais ce crime ne va pas passer inaperçu…

Sex criminals (Image comics)

Une comédie sexy et drôle

Sex Criminals est sans aucun doute un des comics les plus frais et originaux que j’ai lu ces dernières années. Dès les premières pages, les personnages sonnent justes et on savoure leurs dialogues drôles, sincères et terriblement humains.

Contrairement au cinéma, il n’est pas facile de rendre en comics l’alchimie entre deux personnages. Cela demande une sérieuse capacité scénaristique pour que leurs interactions soient spontanées et réussies. Mais il faut aussi que le dessin suive et que l’expression corporelle des protagonistes traduise en permanence leur complicité.

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

Fort heureusement, les talents conjugués de Matt Fraction et Chip Zdarsky font ici des merveilles. Le premier nous régale de ses répliques savoureuses, de sa caractérisation subtile et de son art de déconstruire la linéarité du récit tout en le gardant clair et haletant.

Quant à Zdarsky, que beaucoup ont découvert récemment comme scénariste de Daredevil, il rappelle qu’il est aussi un artiste tout aussi talentueux, au trait atypique mais maitrisé.

Un style graphique en apparence simple

Lorsqu’on feuillette les pages de Sex Criminals, on comprend vite que le style de Zdarsky se situe à des années-lumière des comics de super-héros habituels. Ici, par de corps musculeux, de femmes sculpturales ou de visages taillés à la serpe. Les proportions des personnages sont variées et réalistes et l’artiste réussi à proposer des images très sexy sans jamais sur-sexualiser ses héros.

Les expressions faciales sont aussi une grande réussite de ce comics. Là encore, Zdarsky reste dans un certain réalisme mais accentue juste ce qu’il faut les traits de ces personnages pour que leur visage soit reconnaissable et singulier. Il met aussi un point d’honneur à varier presque à chaque case leurs mimiques pour coller aux dialogues de Fraction.

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

Au niveau des décors, il applique la même logique : sans se perdre dans de nombreux rendus de textures, il va à l’essentiel dans la représentation des lieux. On sent, cependant, qu’il a fait des recherches suffisantes pour les caractériser au mieux et les crédibiliser. Mention spéciale au sex shop du premier tome qui est rempli de références hilarantes !

Mais quand on regarde de plus près, on se rend vite compte que Sex Criminals dégage quelque chose d’inhabituel visuellement, même pour un titre indépendant. Et tout repose en effet sur un double contraste.

Entre polar noir et comédie

Il y a, tout d’abord, celui d’un dessin en ligne claire qui est, pourtant, renforcé par de nombreux aplats de noirs. Zdarsky trouve ici un équilibre peu évident entre deux approches. D’un côté, ses dessins légers, ronds et épurés soulignent parfaitement la dimension humoristique du récit et sa filiation avec les comédies romantiques.

Et de l’autre, l’artiste utilise énormément des aplats de noir pour construire ses cases. Il semble ainsi vouloir nous rappeler insidieusement que nous sommes aussi en train de lire une histoire criminelle.

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

Qu’il soit intégré dans les décors, les vêtements ou tout simplement dans des ombres omniprésentes, ce noir intense empêche le récit de ressembler à une « simple » comédie. Il créé même parfois la sensation que tout peut basculer vers le drame, en quelques secondes.

Ce mix entre un trait presque cartoon et une ambiance « polar » m’a d’ailleurs fait penser à l’approche de Michael Avon Oeming dans POWERS.

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

Entre réalisme et psychédélisme

Le deuxième contraste notable dans Sex Criminals se situe au niveau de la palette de couleurs. Aidé par Becka Kinzie et Christopher Sebela pour les aplats de couleurs, Chip Zdarsky propose une approche visuellement passionnante.

Tout d’abord, il opte là encore pour la simplicité et conserve la majorité des aplats sans les texturer. Il se limite, tout au plus, à ajouter une ombre façon « cell-shading » pour donner un peu de volume et marquer les sources de lumière. Il parvient cependant, avec son équipe, à créer sur l’ensemble des pages une harmonie incroyable entre couleurs lumineuses et teintes plus ternes et réalistes.

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

Mais lorsque le pouvoir temporel de John et Suzy est activé, la palette devient complètement psychédélique. Utilisant la figure récurrente d’effluves colorées et transparentes pour symboliser la suspension du temps, Zdarsky semble mettre le lecteur sous LSD. Il le bombarde alors d’halos de lumières délicats et renforce la présence d’un rose charnel de circonstance.

La dilatation du temps est alors totalement crédibilisée par cette ambiance visuelle unique. L’effet a aussi pour mérite de venir supprimer le réalisme des autres couleurs et renforce donc l’idée que les héros évoluent alors dans un espace alternatif qu’ils appellent « The quiet » (le calme) dans l’histoire.

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

Un storytelling complet et moderne

Enfin, difficile de faire l’impasse sur la qualité du découpage des pages de Chip Zdarsky. Je pense d’ailleurs qu’elle est aussi grandement imputable à Matt Fraction car le scénariste est connu pour donner beaucoup d’idées à ses dessinateurs en matière de storytelling.

La première chose qui m’a frappé est que Zdarsky ne semble reculer devant aucune difficulté. L’apparente simplicité de son trait ne parait jamais être un aveu de faiblesse en tant qu’artiste car il se challenge régulièrement au fil des pages. Perspectives complexes, angles larges pour embrasser tout un décor, multiplication des cases dédiées au « jeu d’acteur » des héros : Zdarsky tente et réussit de nombreux défis que pas mal de dessinateurs essaient d’éviter.

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

J’ai aussi apprécié qu’il sache remplir ses pages de nombreuses cases sans qu’elles paraissent trop chargées ou lourdes à lire. Le storytelling est dense mais jamais laborieux et le duo d’auteurs sait varier la vitesse de lecture pour ne jamais ennuyer.

Enfin, la mise en scène des passages dialogués est une master class. Ne se limitant jamais à de simples têtes qui parlent, Zdarsky utilise tout l’arsenal à sa disposition pour dynamiser les scènes. Cadrages variés, angles multiples, utilisation magistrale du langage corporel et jeux de déplacement dans l’espace : l’artiste parvient à donner du rythme sans jamais distraire des dialogues.

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)

En conclusion

Sex Criminals fait partie de ces comics dont le concept scénaristique et l’approche graphique peuvent, au départ, dérouter. Mais dans les deux cas, il y a une richesse incroyable qui se dévoile au fil des pages et il serait dommage que vous passiez à côté.

Si je n’ai pas encore fini de tout lire, la série m’a déjà séduite par l’authenticité de ses personnages. Cela faisait depuis Preacher de Garth Ennis et Steve Dillon que je ne m’étais pas ainsi intéressé à une histoire d’amour entre deux héros de comics.

Le travail de Zdarsky sur ce bouquin devient de plus en plus fascinant de maitrise et de diversité. J’ai donc hâte de continuer à suivre Suzy et John dans leurs parties de jambes en l’air hors du temps…

Sex criminals (Image comics)
Sex criminals (Image comics)