Sheriff of Babylon

Article écrit par Nicolas MARQUIS
– 2016
Scénario : Tom KingDessins : Mitch Gerads
– (Livre obtenu par nos propres moyens)

L’épée et la plume


Le matin du 11 septembre 2001, les États-Unis sont frappés en plein cœur par l’abomination terroriste. Les yeux rivés sur les écrans de télévision, l’humanité voit s’effondrer une partie du rêve américain, dans l’effroi, les cris et les larmes. Un nouveau siècle s’ouvre à peine, et le monde a pourtant déjà changé à jamais, plongeant dans une ère sombre maculée du sang des innocents. Les intouchables n’existent plus et la barbarie n’a plus de frontière. À seulement 23 ans, le scénariste de comics Tom King assiste impuissant à ce bouleversement. Jusqu’alors dans l’ivresse d’un carrière artistique naissante mais prometteuse, lui permettant notamment de côtoyer le grand Chris Claremont, l’auteur est profondément ébranlé par la vision des corps sans vie qui émergent des nuages de poussière des ruines du World Trade Center. À l’instar de centaines de milliers d’autres de ses compatriotes, il décide d’abandonner le confort d’une vie tranquille pour se mettre au service de son pays. Tom King s’engage au sein de la CIA et de son unité antiterroriste, pour laquelle il occupe un poste d’officier. Cependant, au moment où il termine sa formation, les USA s’enlisent au Moyen-Orient, et sont en pleine guerre en Irak. Si une grande partie du monde s’était émue devant la chute des tours jumelles, ce nouveau conflit divise les opinions. La barbarie du régime de Saddam Hussein est indéniable, mais l’intervention américaine est critiquée, notamment face aux morts qu’elle provoque dans la population civile. Les USA sont loin d’être accueillis en sauveurs, et la désorganisation ambiante laisse proliférer une défiance envers les soldats présents sur le terrain. Tom King fait l’expérience de cet effroyable chaos. En Irak, il est témoin des innombrables ratés de sa hiérarchie, et de la déconnexion profonde qui règne entre les citoyens du pays et les militaires. Bagdad est libérée, mais les erreurs de jugements américaines continuent de répandre le sang des irakiens innocents.

Durant 5 ans, Tom King reste engagé sur place, mais à la naissance de son premier enfant, il ne peut plus concilier l’horreur qu’il constate quotidiennement, et sa nouvelle mission de père. De retour dans son pays et à jamais marqué par le sang, il renonce à sa carrière militaire pour renouer avec celle d’auteur, troquant les armes contre la plume. Après un premier roman illustré, A Once Crowded Sky, l’industrie du comics se rappelle à lui. Vertigo offre à Tom King un espace de libre expression, dans lequel le scénariste peut confier les démons qui le hantent au sortir de sa carrière dans l’armée. En douze numéros, Sheriff of Babylon prend des allures de confession presque thérapeutique d’un homme à jamais marqué par l’horreur de la guerre. Loin de tout manichéisme, et habitée d’un esprit critique sur la place des USA au Moyen-Orient, la série est qualifiée par son auteur de “Témoignage nuancé sur la réalité du terrain, et sur les quelques mois où l’Amérique pensait avoir gagné alors que non”. Entre les lignes de l’auteur, un constat d’échec s’esquisse, aussi éprouvant qu’indispensable à percevoir.

Pour l’accompagner dans cette odyssée de l’intime, Tom King collabore pour la toute première fois avec le dessinateur Mitch Gerads. Une relation de confiance, d’amitié profonde, et de connivence artistique, naît à l’occasion de Sheriff of Babylon, et marque les débuts d’un binôme qui allait offrir au comics quelques-unes des ses plus belles pages récentes. Immédiatement séduit par le trait de l’illustrateur, Tom King trouve chez son complice l’humanité qu’il estime indispensable à l’accomplissement de leur œuvre. Le duo a ainsi pour vocation de replacer l’individu au sein d’un environnement où les jeux de guerre des puissants mettent son âme à mal et révèle son impuissance. Amenés à travailler régulièrement ensemble par la suite, les deux artistes ont fait de ce thème une idée récurrente de leurs comics. Caché sous le genre super-héroïque, cet axe narratif apparaît également dans leurs travaux futurs sur Mister Miracle et Strange Adventures, en offrant à chaque fois une sensibilité différente autour de ce dilemme moral.

De sable et de sang


En février 2004, Bagdad est libérée de la tyrannie du régime de Saddam Hussein depuis dix mois, mais le calme est loin de gagner la cité. Sous l’occupation des troupes américaines, les civils se montrent hostiles à la présence de ceux qui apparaissent souvent comme de nouveaux dictateurs. Christopher Henry est un militaire ayant pour mission de former de futurs policiers locaux, mais il se heurte au quotidien à l’impossibilité de sa tâche. Lorsque l’un de ses élèves est retrouvé assassiné, l’instructeur sollicite l’aide de Sofia, une Irakienne élevée aux USA, qui œuvre au conseil de reconstruction du pays et qui jouit d’une influence affirmée sur les décisionnaires de la ville. Pour aider Christopher dans son enquête dont tous semblent se désintéresser honteusement, la belle jeune femme l’invite a rencontrer Nassir, un vétéran de la police bagdadie qui a officié sous les ordres de l’ancien pouvoir, et qui a perdu ses trois filles dans les bombardements américains. Tous les trois, cohabitant tant bien que mal, ils remontent difficilement la piste du meurtre, et se confrontent au nouvel obscurantisme religieux qui nait dans le pays, mais aussi à l’emprise souvent néfaste des forces armées venues des États-Unis.

Avec Sheriff of Babylon, Tom King et Mitch Gerads tracent les frontières d’un espace d’insécurité absolue, où la mort peut frapper n’importe qui, à n’importe quel moment. Qu’ils soient américains ou surtout irakiens, les personnages du comics semblent perpétuellement vivre sous une sinistre épée de Damoclès apte à les frapper à tout moment. La vie a perdu tout son caractère sacré sur des terres en proie à l’anarchie que des institutions fantoches ne font que camoufler. Les américains ont délimité des Green et Red Zone, mais l’espace censé être sûr est contaminé dès l’entame du récit par l’apparition du cadavre qui signe le point de départ de l’intrigue, à l’ombre des monuments bagdadis. Aux symboles immémoriaux de la capitale irakienne s’oppose la vue du sang, entachant l’Histoire. Même les casernes de militaires américains ne constituent jamais un havre de paix, et l’horreur humaine peut y surgir en un instant, traduisant la vulnérabilité de tous. Saddam est mort, mais la loi de la violence n’a pas disparu, et en libérant le pays sans penser au lendemain, l’armée américaine doit faire face à une part de responsabilité. 

Pourtant, elle ne cesse jamais de fermer volontairement les yeux sur le quotidien des irakiens, préférant se réfugier derrière une barrière de défiance. Chris, Sofia et Nassir tentent de faire justice, mais ils sont désespérément seuls, confrontés à une hiérarchie aveugle. Sheriff of Babylon décrit dès lors la complexité d’un contexte géopolitique, mais en adoptant toujours le point de vue humain. Les ramifications profondes du mal sont évoqués, mais restent en marge de l’enquête. Mitch Gerads opte régulièrement en conséquence pour la vue subjective, qui force le lecteur à épouser le point de vue d’un personnage, le plongeant dans le cœur du complot. Aucun recourt facile ne sera offert aux protagonistes pris dans la tourmente. Chris tente vainement de chercher des symboles de son pays natal sur les terres d’Irak, comme une bouée de sauvetage, s’interrogeant par exemple sur la présence d’un hypothétique Sheriff à Bagdad, mais il ne trouve jamais de réponse à ses doléances, et fait face à un vide institutionnel insondable. Les USA glorieux ne sont présents qu’à travers quelques symboles toujours détournés dans un but macabre, que ce soit à travers une couverture aux motifs évoquant les comics devenant un linceul, ou avec un t-shirt frappé du logo de Superman qui est offert à un prisonnier avant qu’il ne soit torturé par les soldats américain. Dans une contrée dévastée par la guerre, seule règne le chaos.

Temps présent et passé


Pour transcrire l’immédiateté et la surprise d’une mort subite, Mitch Gerads manipule son découpage, et fait de l’instant fatal un espace clairement délimité, consacrant à chaque fois une case de Sheriff of Babylon au “Bang” de la détonation d’une arme, écrit en blanc sur fond noir. Le point de départ du récit est la découverte d’un cadavre, mais durant tout le reste de l’ouvrage, la mort est un moment suspendu, et une limite est ainsi clairement délimitée entre la vie et le décès. À la lenteur d’une intrigue qui s’étend sur plusieurs mois, et à l’immobilisme du nouveau pouvoir en place, Tom King répond par ces fragments de secondes éparses, au cours desquels tout s’accélère dans une course effrénée à l’abomination. Si le lecteur est ainsi chahuté entre des temporalités où les moments peuvent se raccourcir ou s’étendre à loisir, les protagonistes sont eux aussi assujettis à une forme de distorsion des horloges, principalement biologique. Nul repos n’est offert à Chris, Sofia et Nassir, qui bien souvent se voient privés de sommeil par un rebond de l’intrigue. Les durées sont malléables, mais la pression scénaristique continue. À un seul moment, Sheriff of Babylon quitte sa ligne temporelle, pour évoquer les mythes ancestraux musulmans, et en l’occurrence celui de Babylon. Tom King marque une rupture dans son récit, conforté par un changement d’esthétique de Mitch Gerads, pour convoquer l’âme reculée du pays où se joue le drame, et ainsi mieux le comprendre tout en y associant le personnage de Sofia. Dans l’Irak de l’ouvrage, ancien temps et présent communiquent.

Les légendes ancestrales offrent une très brève vision sur un passé auquel se raccrocher, pour des protagonistes dépourvus d’une partie de leur histoire. Les origines de Sofia lui confèrent ainsi une place exceptionnelle dans le paysage politique iraquien, mais témoignent également d’un destin écrit en lettres de sang. Petite fille du fondateur du parti Baath, elle a vu, impuissante depuis les États-Unis, sa famille être massacrée par les fous de Saddam Hussein. Son aide à l’intervention américaine au Moyen-Orient est assimilée à une vengeance alors qu’elle prétend avoir pointé sur le tortionnaire l’armée la plus puissante au monde. Pour Nassir, c’est la contrainte d’avoir dû exécuter des ordres contre ses convictions et contre les siens, durant l’ère de la terreur, qui atteste d’une vie volée par la haine des hommes. Les pères sont morts, ou ont trahis, et l’Irak vit sans héros récents, laissant pour seul modèle concret la figure tutélaire du prophète Mahomet, odieusement détournée par les fanatiques.

Sans passé, le futur n’existe pas. Les enfants du pays sont soit morts, à l’instar des filles de Nassir, soit voués à ne même pas naître, comme le montre la fausse couche de Sofia. L’Irak est en ruine, et aucun élan ne semble propice à une reconstruction. Quelques jeunes personnages apparaissent cependant discrètement dans le récit, toujours confrontés à Chris, mais montrent une haine exacerbée pour l’armée américaine, perçue comme un nouveau pouvoir totalitaire, à juste titre dans une certaine mesure. L’instructeur voudrait tendre la main à cette jeunesse et leur montrer une voie vers le salut, mais il est toujours seul face à elle, et au pic de la tension dramatique, il finit par céder lui-même à la peur en dégainant son arme et en la pointant sur cette nouvelle génération, devenant ainsi une extension d’une hiérarchie qu’il déteste.

Seuls contre la fatalité


Par l’intermédiaire de cette scène éprouvante émotionnellement, Sheriff of Babylon synthétise la critique implicite de l’intervention américaine présente dans l’œuvre. Tom King porte un témoignage réaliste sur l’état des relations entre occidentaux et baghdatis, et fait ainsi surgir avec intelligence les errements, parfois sanguinaires, de forces armées qui vivent cloisonnées, loin du quotidien des autochtones. Les soldats se montrent ainsi incapables de faire la différence entre deux irakiens, et Nassir est contraint de mentir aux autorités pour faire prévaloir la vérité. L’Amérique est semblable à un nouveau régent, devenu froid et tyrannique par son aveuglement, et disposant du droit de vie et de mort arbitrairement. Saddam Hussein est parti, mais le chaos perpétuel de Bagdad a permis l’émergence “d’un milliers de petits Saddam”. L’explosion du fondamentalisme religieux est rendue possible par une extrême précarité et un privation du droit du peuple par le pays envahisseur. L’installation d’institutions factices, comme celle à laquelle appartient Sofia et qui ne cesse de rendre des compte aux américains, est la manifestation de l’illusion du pouvoir offerte aux irakiens. Les nouveaux organismes de gouvernance sont fantoches, ne se battent que pour des contrats offerts par les USA, et n’exercent aucune autorité sur l’administration des citoyens complètement conscients de la supercherie. Puisque les irakiens ne disposent pas des droits démocratiques fondamentaux, la paix est impossible et seule la haine peut naître.

Le parcours de Chris, Sofia et Nassir trace une autre voie, un champ de compréhension mutuel utopique, dans lequel le pas vers l’autre est le chemin vers le salut. Les deux hommes du trio principalement, sont amenés à se défaire de leurs idées reçues pour se découvrir une nouvelle identité hybride. Sofia est dès l’entame de Sheriff of Babylon une femme de deux cultures, Chris et Nassir doivent s’imprégner de l’autre pour cheminer vers une vérité émotionel qui les mêne vers la résolution du crime. Malgré sa vision sans concession des institutions, Tom King veut croire que les hommes peuvent s’unir dans une quête de justice, loin des mensonges du pouvoir. Mitch Gerads prolonge cette idée en s’affranchissant des limites des cases. Les protagonistes du récit touchent parfois leurs camarades dans un geste d’affection, et le bras qui s’étend dans une vignette se poursuit sur la suivante, selon une certaine unité visuelle. Au cours d’un épisode entier bouleversant consacré à la conversation à coeur ouvert entre Chris et la femme de Nassir, les âmes se mettent à nu, baignées par le clair de lune. Les êtres se rapprochent, et comprennent que malgré tout, ils sont semblables en bien des points, même les plus traumatisants. Sheriff of Babylon donne par ailleurs de la force à la femme irakienne. L’épouse de Nassir fume, boit, protège, et plus ouvertement, Sofia est un personnage influent, sur d’elle, et consciente de sa sexualité.

EN BREF:

Rarement une œuvre sur la guerre d’Irak aura été aussi pertinente que Sheriff of Babylon. Beaucoup plus qu’un simple polar, le comics est une vision critique pertinente sur l’état de notre monde, et sur la vérité du cœur des hommes.  
Sheriff of Babylon est disponible chez Urban Comics.