Shang-Chi (2021) – Dike Ruan et Philip Tan

Réalisée par Gene Luen Yang et dessiné par Dike Ruan et Philip Tan, cette mini-série a bien évidemment été initiée pour coïncider avec la sortie du nouveau film du Marvel Cinematic Universe. Elle est aussi là pour rappeler, discrètement mais surement, les nouvelles bases de l’origin story du maître des arts martiaux. [ATTENTION AUX SPOILERS DES IMAGES]

Deux temporalités, deux styles graphiques

Exit donc le lien de parenté avec le controversé et caricatural Fu Manchu et bonjour à un nouveau background familial, ainsi qu’à un univers plus riche, à base de clans de guerriers. Cette approche n’est d’ailleurs pas sans rappeler ce qui avait été fait par Ed Brubaker et David Aja dans The Immortal Iron Fist ou plus récemment dans Battleworld : Master of Kung Fu sur lequel j’ai fait une critique.

Cette revisite ponctuelle du passé du personnage sous forme de flashback permet de profiter des talents de deux artistes très différents.

Pour les scènes narrant la jeunesse de Shang-Chi, on retrouve Philip Tan, vu notamment sur Spawn, Final Crisis : Revelations et Hawkman.

Philip Tan s’occupe des séquences dans le passé…

Pour les séquences dans le présent, c’est Dike Ruan qui se charge des planches. Vu sur Spider-Man et Black Cat, on lui doit aussi l’album BLEED THEM DRY sorti il y a peu chez Hi Comics.

… et Dike Ruan, des scènes dans le présent.

Faire appel à deux artistes aux styles éloignés n’est pas toujours bien perçu par les lecteurs. On peut, en effet, aimer l’un des deux uniquement et se sentir alors frustré qu’il ne soit pas le seul auteur. On peut aussi trouver que les deux styles ne se complètent pas bien et créent même une dissonance graphique dans la série. Bien qu’ici, ce partage des tâches soit justifié par la narration à deux époques, j’avoue que ce changement permanent de style m’a gêné au départ.

Fallait pas réveiller Fin Fang Foom… (Philip Tan)

Le style de Philip Tan, avec ses traits férocement esquissés et son côté « gritty » à la Marc Silvestri, me semblait trop décalé avec celui de Dike Ruan, plus élégant et plus dynamique. Là où les pages de Tan m’évoquaient les années 90 et les comics TOP COW, celles de Ruan me faisait plus penser aux approches d’un David Baldéon ou d’un Javier Garron qui mixent d’autres influences, comme l’animation et le manga.

Dike Ruan à la manoeuvre

Mais en y réfléchissant, je me suis dit que ce n’était finalement pas déconnant. En effet, les scènes décrivant la jeunesse de Shang-Chi sont censées se passer plus de 20 ans en arrière, ce qui nous amènerait au milieu des années 90. De plus, la rupture est telle entre les deux styles qu’il n’y a pas de confusion possible lors des transitions. Ce n’est donc pas forcément la meilleure association de dessinateurs sur un même titre mais cela fonctionne.

La suite dépend aussi de l’appréciation que l’on a des styles de chacun des deux artistes.

Couverture et planche : Philip Tan

Philip TAN à l’économie

C’est un artiste dont j’ai découvert le talent principalement sur Instagram car je suis passé à côté de bon nombre de ses comics, jusqu’à Shang-Chi. Et je dois dire qu’il y a une différence de qualité notable entre les pin-ups qu’il poste et ces planches.

Philip Tan est indéniablement talentueux et sa maitrise des techniques d’ombres par hachures croisées, popularisée par Jim Lee, est vraiment incroyable. Ses personnages possèdent des anatomies crédibles et solides, et il sait être généreux lorsqu’il détaille les textures.

Philip Tan laisse beaucoup de boulot au coloriste

Pourtant, on ne retrouve pas vraiment cela dans ses planches sur ce titre. Si certains visages sont travaillés, la représentation des décors semble bien souvent esquivée par l’artiste qui utilise fumées et ombres à outrance dans ses arrières plans.

Les personnages semblent très plats et n’ont pas le volume que l’on retrouve dans ses couvertures et pin up. Ce problème est accentuée par un découpage qui, justement, rappelle le moins bon de l’école TOP COW : pas mal de gros plans sur les visages et quelques personnages trop figés lors de scènes de combat.

Les dessins semblent en plus ne pas avoir été encrés. Les crayonnées ont l’air d’avoir été contrastés au maximum pour simuler l’encrage et la colorisation appliquée directement dessus. Je n’ai rien particulièrement contre cette approche qui fonctionne parfois très bien (sur Salvador Larroca dans X-Treme X-Men par exemple) mais ici, j’ai le sentiment que les crayonnés ont été faits dans l’urgence, en laissant le soin au coloriste de vraiment finaliser la page.

Malgré ces points négatifs, la lisibilité des pages n’en est pas pour autant affectée et on traverse sans grande difficulté le récit. Mais c’est lorsque Dike Ruan entre en jeu que j’ai commencé à apprécier davantage cet album…

Dike Ruan passe la seconde…

Dike RUAN apporte du dynamisme et de la profondeur

Comme je l’évoquais précédemment, le style graphique de Dike Ruan m’a immédiatement fait penser à plusieurs autres artistes actuels… ce qui en soit n’est pas forcément une bonne chose car cela veut dire qu’il ne possède pas un trait suffisamment distinctif ou une proposition graphique suffisamment originale.

Mais il ne faut pas nécessairement sortir des sentiers battus pour faire de belles planches et en y regardant de plus près, j’ai vu beaucoup de choses très intéressantes dans les pages de cet artiste.

Tout d’abord, l’expressivité de ses personnages. Sans faire des visages « cartoon » ou caricaturaux, Ruan parvient à faire jouer chaque scène et chaque dialogue à ses protagonistes. Il restitue leurs émotions et réactions avec efficacité et subtilité. Je trouve Shang-Chi particulièrement réussi car on lit sur son visage un mélange de sérieux et aussi d’humour qui m’a un peu rappelé JACKY CHAN jeune, ce qui est une bonne façon de démarquer le personnage du modèle BRUCE LEE.

L’autre point fort de son dessin est la composition de ses décors. De prime abord, on a l’impression que beaucoup de cases n’ont pas d’arrière plan – ce qui est assez vrai.

Mais ce n’est pas gênant car l’artiste sait dépouiller son cadre à raison :

  • soit pour créer un focus sur les personnages lors de scènes de dialogues importantes,
  • soit pour concentrer l’attention sur les mouvements dans les combats.

Il prouve d’ailleurs à plusieurs reprises qu’il est capable de livrer des décors réalistes et parfaitement stylisés, crédibilisant chaque environnement au début des séquences qui s’y déroulent.

J’ai aussi remarqué qu’il aimait se compliquer la vie en incluant de nombreuses perspectives et profondeurs de champs dans ses cases mais aussi en optant pour des angles variés et originaux pour ses cadrages. Ces deux choix ont pour effet de dynamiser la moindre page, même celles qui ne comportent que des dialogues entre deux personnages.

J’ai aimé la façon dont il respecte un certain classicisme dans ses constructions de page avec pas mal de cases larges, tout en proposant au bon moment, des compositions plus disruptives. Les cases semblent alors se détacher, tourner ou tomber pour traduire un mouvement ou le tourment émotionnel d’un personnage. Il le fait d’autant plus habilement qu’il s’autorise la création d’espaces vides au sein de planches pour donner des respirations ou pour mettre en exergue d’autres cases.

Enfin, je terminerai ce mini-éloge en disant que j’ai parfois trouvé chez Dike Ruan un petit peu d’Olivier Coipel – ce qui est toujours très bon signe. Comme lui, il arrive à certains moments à allier parfaitement la simplification dynamique d’une posture avec un amas de détails enrichissant le dessin, un mélange qui est du plus bel effet selon moi.

Cette critique graphique ne serait pourtant pas complète si je ne saluais pas le superbe travail à la couleur de Sebastian Cheng. Je comprendrais que sa palette vive et ses nombreux effets ne soient pas du goût de tout le monde. Mais non seulement il renforce à plusieurs reprises le dynamisme des mouvements insufflés par les dessinateurs mais il joue aussi un rôle majeur dans le rendu final de l’album en en garantissant la cohérence visuelle.

SHANG-CHI « brothers and sisters » est donc une mini-série agréable dont les dessins n’ont rien de révolutionnaires mais sont efficaces et en accord avec le récit.

Et vous, qu’en avez-vous pensé ? Lequel de ces artistes préférez-vous ?