Shang-Chi – Master of Kung Fu – Jim Starlin et Paul Gulacy

Le grand écart (facial) entre les styles graphiques

Shang-Chi est un héros expert en arts martiaux qui a été créé en 1973 par Steve Englehart et Jim Starlin pour MARVEL Comics. L’éditeur voulait capitaliser sur le succès du Kung Fu, art martial popularisé en moins de trois ans par le légendaire Bruce Lee. Ce dernier était d’ailleurs au top de sa gloire suite à la sortie en août de la même année du cultissime Opération Dragon (que votre serviteur a dû voir au moins 75 fois dans sa jeunesse). Shang-Chi s’impose vite comme le personnage principal de la série MASTER OF KUNG FU dans laquelle il débarque au numéro 17. A noter qu’il précède le célèbre Iron Fist de six mois.

Everybody was kung fu fighting…. (dessin : Mike Deodato Jr)

Mais contrairement à ce dernier et aux autres super-héros Marvel, Shang-Chi n’a ni pouvoir, ni artefact magique, ni même sens surhumain. Mises à part ses prouesses athlétiques et martiales, il n’a rien d’extraordinaire. On peut se demander pourquoi, d’ailleurs. Est-ce que Marvel se disait que la maîtrise du Kung Fu était déjà assez exceptionnelle comme talent ? Est-ce que l’éditeur voulait coller à l’ambiance des films de l’époque en ayant un héros encore plus humain que d’habitude ? Ou bien est-ce que la Maison des Idées n’en avait finalement aucune originale pour son premier héros asiatique ?

Shang-Chi (Simu Liu) in Marvel Studios’ SHANG-CHI AND THE LEGEND OF THE TEN RINGS. Photo by Jasin Boland. ©Marvel Studios 2021. All Rights Reserved.

J’ai été un peu déçu de son film du Marvel Cinematic Universe, à cause de son troisième acte prévisible, mou et étranglé d’effets spéciaux limites. Mais je trouve intéressant que le personnage interprété par Simu Liu bénéficie, à la fin, d’une upgrade en termes de pouvoirs. Il devrait donc pouvoir à l’avenir tenir la dragée haute à de futurs adversaires puissants, comme Kang par exemple.

De problématiques EPIC COLLECTION

Ces deux premiers volumes EPIC COLLECTION contiennent la première apparition de Shang-Chi dans SPECIAL MARVEL EDITION N°15 en décembre 1973, puis, le reste de la série régulière MASTER OF KUNG FU, ainsi que quelques one-shots (dont des crossovers avec Spider-Man et Iron Fist).

Shang Chi en duo avec Iron Fist avant que Netflix ne s’essuie avec…

Sur un total de plus de 840 pages, de nombreux artistes se relaient, avec plus ou moins de réussite. Je vais d’ailleurs revenir plus loin sur ce point (au cœur de cet article, vous l’aurez compris). Mais je voulais commencer par un petit high kick dans la face de Marvel concernant la colorisation de ces deux tomes…

Shang Chi face à une évolution de Pikachu inconnue des collectionneurs

Je peux comprendre que Marvel n’avait pas le temps (comprendre, l’envie) d’atténuer la représentation caricaturale de FU MANCHU, du père du héros. Difficile sans doute de retoucher à chaque page le nez, les oreilles et les doigts tous pointus, correspondant par ailleurs à l’image dépeinte sans finesse ni respect, par son créateur, le romancier Sax Rohmer.

Pas étonnant non plus qu’il ressemble à l’Empereur Ming de Flash Gordon (dont FU MANCHU fût une inspiration) ou encore à l’acteur Christopher Lee qui l’incarna à l’écran (Le masque de Fu Manchu – 1965), dans la terrible tradition des acteurs caucasiens grimés outrageusement en personne asiatique..

Je peux aussi passer sous silence la difficulté de certains artistes à donner (et à garder) des traits orientaux au héros et aux personnages qui l’entourent. Mais par la 36ème Chambre de Shaolin, pourquoi Marvel n’a-t-il pas pris le temps de refaire la colorisation de la peau de son héros et de son père ?

Fu Manchu se retrouve avec une teinte jaunâtre horrible rappelant les pires affiches de propagande. Quant à Shang-Chi, il arbore un épiderme à la teinte orangée qui fait se demander si son père n’est pas plutôt un ex-Président américain…

Et qu’on ne vienne surtout pas me dire que c’était l’idée du coloriste pour souligner son métissage (sa mère est caucasienne d’origine anglaise) !

Allez me chercher le coloriste par la peau du c…. !

C’est d’autant plus impardonnable que le travail a été fait pour les couvertures de ces volumes et que la série aurait même pu être publiée en noir et blanc comme lors de sa parution dans le magazine DEADLY HANDS OF KUNG FU (si vous voulez en savoir plus sur ce titre, je vous invite à aller voir la super vidéo que consacre le French Geek à l’omnibus de cette série culte).

Des dessins trop classiques mais quelques idées

Maintenant que j’ai évacué cela de mon système, je vous propose de revenir sur ma petite critique graphique de ces deux volumes.

Ce qui saute aux yeux initialement, c’est l’écart graphique entre des dessinateurs aux styles classiques et celui dont le passage sur la série va marquer les esprits : Paul Gulacy.

Commençons par les premiers.

John Buscema rate son coup

Ross Andru, Al Milgrom, Ron Wilson, Keith Pollard, Alan Weiss, Walter Simonson, P. Craig Russel, Sal Buscema et son frère John Buscema… Certains de ces noms vous diront surement quelque chose. Les plus anciens (comme moi) ou érudits auront sans doute même levé un ou deux sourcils intrigués à la lecture de cette liste de stars de l’époque ou en devenir.

Je vais malheureusement doucher vos ardeurs de fan : aucun de ces artistes ne livre dans MASTER OF KUNG FU des pages à la hauteur de sa réputation. Leur travail est propre, certes, mais sans envergure ou originalité. Même John Buscema semble passer à la va-vite pour payer une facture. Pour dire, j’ai même préféré ici les planches de son frère Sal…

Ce que le crossover « Kung Fu » et « La croisière s’amuse » aurait pu donner…

Mais un petit jeune, au style lui aussi pourtant très classique, va sortir du lot. Il s’appelle Jim Starlin et ne sait pas encore qu’il va rendre Disney encore plus riche en créant THANOS.

Jim Starlin au début de sa carrière

Je n’ai jamais été fan de Jim Starlin en tant que dessinateur. Mais il a souvent rendu des planches de qualité, notamment dans son Avengers Annual #07 (1967). Ici, il semble faire ses débuts avec des approximations anatomiques et des visages irréguliers. Ses trois épisodes reste très classique dans le découpage et manque souvent cruellement de dynamisme.

Mais j’ai trouvé des petites idées de mise en scène qui m’ont agréablement surpris.

Comme cette incrustation progressive de cases dans une scène pour créer une transitionvers une autre séquence à venir. Cet effet rappelle le principe de montage parallèle au cinéma qui met en résonance 2 événements. La dernière ligne à gauche est aussi intéressante avec ses deux cases centrales qui traduisent visuellement le fait que Fu Manchu est une part de son fils, Shang-Chi.

J’ai aussi aimé ces petites audaces graphiques consistant à utiliser un élément de décors pour définir les contours d’une case…

… ou cette illustration des mouvements d’un combat comme s’il s’agissait de celles d’un livre dévoilant des techniques d’arts martiaux.

Enfin, Jim Starlin utilise à plusieurs reprises un découpage en petites cases verticales successives pour différents effets :

Ici, pour décomposer un mouvement et ainsi en amplifier l’impact dans le récit…

Là, pour mieux chorégraphier une scène d’affrontement et souligner les enchainements parfaits de Shang-Chi…

ou encore pour raconter en 4 images flashbacks l’origin story d’un personnage.

Pourtant, malgré ces quelques fulgurances de découpage, son coup de crayon est encore bien jeune. Et on ne peut pas dire qu’il pose des bases graphiques ambitieuses pour la série.

Fort heureusement, Paul Gulacy va faire son entrée dans l’arène à l’épisode n°18.

Dirty Dancing version Marvel, ça passera pas…

Paul GULACY, maitre de la pulp fiction

Dès sa première page sur le titre, Paul Gulacy met les points sur les i et les pieds dans la gueule. Il propose immédiatement une anatomie plus détaillée et réaliste, des visages moins traditionnels et ajoute à l’ensemble un réel dynamisme.

Comme Starlin, il sait utiliser les petites cases pour décomposer des actions ou densifier ses scènes mais on note surtout qu’il déforme davantage les postures et les faciès, sans pour autant tomber dans la caricature.

Dans l’épisode suivant, il nous offre à voir un MAN-THING sublime et montre déjà qu’il fourmille d’idées pour mettre en scène les combats. Sur cette double page, il multiplie les poses et les angles, tout en donnant de l’impact aux coups et en exploitant habilement le décor.

Mais l’artiste va continuer à faire évoluer son style, fortement influencé notamment par le cinéma.

Accentuant la ressemblance de Shang-Chi avec Bruce Lee, Gulacy et le scénariste Doug Moench vont petit à petit placer la série à la convergence de plusieurs genres cinématographiques : les films d’arts martiaux, évidemment, mais aussi d’aventure, de science fiction et surtout d’espionnage.

Les décors et costumes traduisant l’imagerie orientale et martiale côtoient alors des machines et véhicules qui sentent bons la SF des années 70. Notre héros voyage aussi dans des îles et grottes mystérieuses, quand il ne croise pas des pirates des mers, des tribus d’Amazonie et même des nazis.

Shang-Chi devient presque un héros de PULP, comme si les auteurs avaient décidé d’en faire le porte-étendard de plusieurs sous-genres de la littérature et du cinéma populaires.

Cette influence du 7ème Art est d’ailleurs indéniable quand on regarde les premières pages de chaque épisode. Comme le faisait habilement remarqué le FRENCH GEEK (encore lui !) dans sa vidéo sur les omnibus MASTER OF KUNG FU, Paul Gualcy ouvre ses épisodes sur des pleines pages qui rappellent clairement des affiches de film.

Deux covers, deux ambiances…

Une profession de foi graphique qu’il va pousser plus loin, dans le second volume, en expérimentant davantage sur les découpages de ses planches et en s’autorisant même à accentuer la sensualité des formes et postures des femmes, alliées ou ennemies.

Mais ce qui m’a le plus impressionné chez Paul Gulacy, c’est son incroyable capacité à restituer la puissance et la variété des chorégraphies de Shang-Chi lors des combats.

Voici une petite sélection de quelques unes de ses pages les plus incroyables.

En conclusion

Les deux premiers volumes de MASTER OF KUNG FU de la collection EPIC COLLECTION ne sont donc pas des chefs-d ‘œuvres graphiques . De plus, ils sont constamment alourdis par des bulles et captions.

Mais ils renferment tout de même quelques pépites pour celles et ceux qui s’intéressent aux arts martiaux dans les comics. Ils sont surtout l’occasion de voir que Paul Gulacy était très en avance sur son temps. Ses planches et son style préfigurent les qualités des dessins de Mike Deodato Jr, Bryan Hitch ou encore Dale Eaglesham.

A réserver donc aux amateurs purs et durs de Shang-Chi ou à quelques courageux explorateurs graphiques !