Daniel Warren Johnson – Analyse de son style

A l’occasion de la sortie de son titre BETA RAY BILL (en VF chez Panini), je vous propose non pas une critique de ce titre (allez écouter pour cela l’épisode de Comicsdiscovery qui lui est consacré, tout y est dit sans spoiler) mais plutôt une petite analyse transversale de ce qui fait, selon moi, que les planches de Daniel Warren Johnson sont aussi dynamiques. Je vais donc lister les 10 techniques qui semblent donner à ses pages une telle puissance, en prenant des exemples dans trois de ses oeuvres clefs ; Extremity, Murder Falcon et Wonder Woman Dead Earth.

10. Un encrage brut(al)

La première chose qui frappe (et qui peut aussi diviser) est son encrage. Epais, lâché, il donne l’impression d’être furieux, voire sale. On se sent bien loin de la précision d’un Scott Williams sur du Jim Lee ou des pleins et déliés classiques d’un Steve Rude (le comics NEXUS). On pense plus à Charlie Adlard sur Walking Dead ou à Paul Pope sur Batman : Year 100.

De fait, le dessin ne parait jamais figé par l’encre. Ses contours de ses personnages sont bien définis sans que la ligne ne soit toujours régulière ou fermée. Cela donne alors l’impression que tout, des protagonistes aux décors, est dans une urgence permanente, comme si la vitesse d’exécution de l’artiste donnait le tempo du récit.

(Crédits : Wonder Woman : Dead earth – DC Comics)

J’ai même eu le sentiment que son épaisseur de traits était plus importante dans ses dernières œuvres par rapport à Extremity et Murder Falcon. Ce qui est étonnant, c’est qu’il travaille au stylo-pinceau, certes, mais aussi avec des feutres d’encrage très fin. Je vous renvoie vers ses vidéos où on peut le voir encrer car on y voit comment il les utilise pour donner cette impression de trait rapide.

9. Le mouvement omniprésent

Lorsque j’ai découvert cet artiste, j’ai immédiatement pensé à un autre grand génie mais cette fois-ci du manga : Katsuhiro Otomo, le créateur du cultissime Akira. Outre une certaine ressemblance des designs de visages dans EXTREMITY avec ceux de Kaneda et Tetsuo, j’ai aussi eu plusieurs fois l’impression que Daniel Warren Johnson avait su absorber ce qui faisait la force du storytelling du mangaka.

(Crédits : Murder Falcon – Image comics)

Sur cette planche, par exemple, on retrouve deux points communs majeurs avec l’œuvre révolutionnaire d’Otomo. Le premier est l’art d’avoir presque tout le temps du mouvement dans les cases. Que ce soit les humains qui fuient dans la première case, la fumée du tank qui avance dans la deuxième, le déchiquètement de ce dernier par le monstre ou la roue qui patine. Le mouvement est omniprésent.

Mais Daniel Warren Johnson sait aussi le renforcer par son découpage. Les trois premières cases, en plan large, mettent en avant la dimension épique de l’affrontement monstre / machine. Mais il casse ce flot par 4 petites cases en gros plans qui viennent accélérer encore plus l’action et annoncer ce qui va suivre. Le mouvement séquentiel vient donc renforcer le mouvement « intra-case ».

8. Un découpage très varié

Certains dessinateurs arrivent à faire des merveilles de storytelling avec une structure de page contrainte et récurrente (les 9 cases de Watchmen, sublimées par Dave Gibbons, par exemple). Mais en règle général, il est préférable que les artistes varient plus leur composition, même si on finit vite par retrouver chez nombre d’entre eux, des formats de découpages de prédilection.

(Crédits : Murder Falcon – Image comics)

Cela ne semble pourtant pas le cas chez Daniel Warren Johnson. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu un dessinateur passer aussi facilement et de manière fluide de toutes petites cases à des doubles pages épiques (cf plus loin). Chaque page semble avoir son propre rythme et ses propres tailles de cases. On retrouve rarement la même composition et du coup, j’ai eu le sentiment de découvrir une variété incroyable de compositions.

Il n’y a donc jamais de monotonie dans le flow des pages et on ne sait jamais ce qui nous attend quand on va tourner la suivante.

7. Des pages denses

Panini et Urban ont eu l’excellente idée de sortir les derniers travaux de Daniel Warren Johnson en grand format car ses planches le méritent amplement ! Certes, ses doubles pages sont encore plus impressionnantes (cf plus loin, j’vous ai dit) mais ce sont surtout celles qui sont remplies de cases qui en bénéficient le plus.

Car l’artiste ne semble pas redouter de densifier le rythme en découpant au maximum ses scènes, notamment d’action. Il en ressort ainsi des pages d’une générosité folle pour nos mirettes, qui ont en plus pour mérite de nous en donner pour notre argent !

(Crédits : Wonder Woman : dead earth – DC Comics)

Je trouve que peu d’artistes s’autorisent aujourd’hui ce genre de composition. Est-ce dû au boom des ventes de planches originales dans les 90’s qui a encouragé pas mal de dessinateurs à faire plus des pin ups dans leurs pages que du découpage ? Est-ce dû à la fâcheuse habitude de décompresser scénaristiquement les récits (pour tenir une histoire sur 6 épisodes) et donc de réduire le nombre de cases par pages ? Peut-être un peu des deux. Mais Daniel Warren Johnson est avant tout un storyteller et il prouve que cet important volume de cases n’enlève rien à la beauté graphique de la planche.

6. Des splash pages démentielles

C’est bon, vous êtes enfin arrivés au paragraphe sur les double pages ! En soit, cela n’a rien de démentiel qu’un artiste de comics fasse ce type de pages. C’est un « outil » fréquemment utilisé par des dessinateurs et scénaristes, pour mettre en avant un moment mémorable, vous éclater les mirettes.. ou se faire un beau paquet de pognon en la revendant après.

(Crédits : Murder Falcon – Image comics)

Mais même si certaines sont époustouflantes (cf Bryan Hitch dans The Ultimates 2 qui a casé dans une bataille finale une… octoplanche !), elles sont souvent l’occasion de stopper le récit, soit pour une pause pin up (oui, je parle de toi, Jim Lee) soit pour une révélation choc. Daniel Warren Johnson les utilise, selon moi, un peu autrement.

Si la dimension spectaculaire demeure (indéniablement), il les utilise à chaque fois pour faire monter l’intensité ou l’émotion dans le récit. Il incorpore souvent des cases en haut ou en bas, comme pour ne pas limiter ces double pages à de simples posters. Son intention ne semble donc pas juste esthétique (ou commerciale) mais bien de faire varier encore le rythme, à la manière d’un gros coup de percussion qui relancerait un morceau de musique.

5. Ces graphiques onomatopées

Je n’ai jamais été un grand fan des onomatopées dans les comics, vestige selon moi d’une illusion du 9ème art de vouloir donner à lire ce qu’on entend. Les « Boom », « Kaboom » et autre « Phtoom » parasitaient ma lecture et venaient gâcher l’espace que le dessinateur aurait pu utiliser à meilleur escient. Et puis, j’ai commencé à lire du manga et J’ai compris, avec ces signes que je ne pouvais pas lire, que la vraie utilisation de l’onomatopée devait être graphique et non pas verbale.

(Crédits : Wonder Woman : dead earth – DC Comics)

Par son innovation permanente dans l’inclusion de ces simulacres de sons dans ses planches, Daniel Warren Johnson m’a redonné le goût aux onomatopées. Ses écritures furieuses, gores, chaotiques ou véloces participent tout autant à la narration graphique que les speedlines ou les effluves de sang. Elles apportent de l’humour (le « chop chop chop » de l’image) ou renforcent le chaos des combats. Bref, elles quittent le territoire des bulles et des captions pour retrouver une place plus légitime avec le dessin et la couleur.

4. La texture est dans les détails

Le dessin de Daniel Warren Johnson est très détaillé, cela ne fait aucun doute. Son encrage épais et le dynamisme de ses cases peuvent parfois vous le faire oublier mais il suffit de s’arrêter quelques secondes sur une planche pour voir qu’il sait la truffer des traits nécessaires à la perception de la moindre texture.

Epiderme monstrueux, rochers, usure des vêtements : tout y est, avec des coups de stylos qui semblent d’une incroyable spontanéité, tout en étant très précis. Nous sommes pourtant loin des orfèvres du détail que sont Arthur Adams, Geoff Darrow ou Steve Skroce. Mais même moi qui suis un énorme fan de ce trio incroyable, je dois avouer que la profusion dont ils nous régalent dans leurs dessins a tendance, parfois, à figer leurs planches.

(Crédits : Wonder Woman : dead earth – DC Comics)

C’est la raison pour laquelle je trouve que Daniel Warren Johnson a trouvé le bon degré de détails pour préserver le dynamisme de ses pages. En cela, il me rappelle un autre dessinateur que je vénère, le sous-estimé Guy Davis (BPRD, The Marquis) dont je vous parlerai un jour.

3. La perspective, c’est la vie

Sans doute un autre héritage d’Otomo, la perspective ne fait pas peur à Daniel Warren Johnson. L’artiste utilise fréquemment de la profondeur de champ pour renforcer le dynamisme de ses scènes.

S’il maitrise clairement toutes les formes de perspective, il semble affectionner particulièrement celle à un point de convergence. Elle lui permet, en effet, de guider très facilement le regard et surtout de donner immédiatement de l’impact ou de la vitesse.

(Crédits : Wonder Woman : dead earth – DC Comics)

Dans cette page, il l’utilise d’autant plus intelligemment qu’il la place au centre d’une composition dont les autres cases en sont dénuées. Du coup, la table que Wonder Woman envoie voler semble traverser la feuille et renforce ainsi l’effet disruptif de cette réaction violente.

2. Vitesse et impact

Ce combat à mains nues est un excellent exemple de la virtuosité de Daniel Warren Johnson quand il s’agit de jouer avec le temps et les impacts. Il créé ainsi trois temps dans lesquels la vitesse va être totalement différente : dans la première ligne, tout est au ralenti. Les plans serrés sur le pied et l’adversaire en garde soulignent les quelques secondes qui précèdent l’engagement.

Puis, les deux grandes cases du milieu viennent accélérer, d’un coup, le rythme. Le premier coup et son esquive sont montrés en même temps. Et dans la case suivante, l’artiste ne nous montre que la seconde après l’impact du coup de riposte, comme si ce dernier avait été tellement rapide qu’on n’avait pas pu le voir.

(Crédits : Extremity – Image comics)

Enfin, la troisième ligne renoue avec une forme de ralenti qui se conclue vite par un arrêt brutal du mouvement. Je vous invite fortement à relire les comics de Daniel Warren Johnson et à guetter ces moments de jeux avec le temps. Il y excelle.

1. La déformation des corps

Enfin, l’une des caractéristiques majeures du style pour de Daniel Warren Johnson est, pour moi, la légère déformation qu’il applique aux corps dans certaines scènes. Sans être cartoon ou trop exagérée, elle repose souvent sur la mise en perspective des créatures ou protagonistes en mouvement.

(Crédits : Murder Falcon – Image comics)

Non seulement cela créé un incroyable effet qui nous donne la sensation d’assister de très près à la scène mais cela permet aussi de renforcer la puissance visuelle des personnages. Là encore, l’artiste semble être allé chercher l’inspiration du côté des mangas et des animés, beaucoup plus friands de ce procédé que les comics.

En conclusion : ben, c’est évident, non ? ALLEZ LIRE DES COMIC BOOKS DE DANIEL WARREN JOHNSON !!!

(et revenez me dire ici si vous êtes d’accords avec mon analyse ;O)